La troisième édition des Écrits du numérique organisés par Alphabetville et La Marelle a eu lieu le 2 mars dernier à La Friche, à Marseille. Un temps de réflexion et d’échange entre un éditeur, des chercheurs, des artistes et un public autour de cette question : « Quels savoirs à l’œuvre ? Repenser ce que nous faisons ». On y était et on vous en parle !
Résidence d’écriture numérique et publications
La matinée a commencé avec la présentation par Pascal Jourdana des livres de la collection « Résidences » qui accueille les productions des auteurs invités à La Marelle dans le cadre de la résidence d’écriture numérique (proposée en collaboration avec Alphabetville, avec le soutien de la DRAC PACA). Les six livres numériques composant désormais le catalogue regroupent les caractéristiques de véritables objets multimédias : mélange de son, d’image et de texte ; interactivité ; non-linéarité de la navigation ; multiplicité de voix et de temporalités… À ce titre, ils sont bien plus complexes que de simples livres numériques homothétiques, grâce notamment à l’innovation technologique apportée par l’epub 3 et l’HTML5. Chaque année, une quarantaine de dossiers de candidature à la résidence sont reçus, ce qui, d’après Colette Tron d’Alphabetville, témoigne de l’intégration par les auteurs des pratiques d’écriture numérique. D’ailleurs, afin de poursuivre leur collaboration et de faire converger davantage la pratique et la théorie, les deux associations souhaiteraient voir se structurer un pôle de l’écriture numérique à La Friche.
Emma et la nouvelle civilisation. E‑book démo from La Marelle on Vimeo.
Éditeur numérique : entre accompagnement et prosélytisme
Concernant son rôle d’éditeur numérique, Pascal Jourdana a apporté quelques précisions. Tout comme dans l’édition traditionnelle, son rôle consiste à accompagner des auteurs souhaitant être édités, puis à travailler à l’éditorialisation de la création. Autrement dit, à aider à la finalisation de l’œuvre, en écartant les fausses bonnes idées, en réfléchissant à la mise en forme et donc au format de fichier le plus adapté (epub 2 ou epub 3). Un autre aspect de son travail d’éditeur consiste à promouvoir les titres du catalogue. À ce sujet, Pascal Jourdana explique sans langue de bois que la diffusion des œuvres demeure un problème de taille, notamment à cause des outils de lecture. Effectivement, le prix des ebooks est peu élevé (4,99 €) et ils sont disponibles sur toutes les librairies en ligne, mais les problèmes liés à l’interopérabilité nuisent évidemment à l’expérience des lecteurs. Des problèmes connus depuis des années, mais que rien n’a permis de résoudre. Ce qui explique probablement le choix de La Marelle de rendre ses livres numériques accessibles en epub (pour liseuse ou appli de tablette) mais aussi en HTML (à lire sur le web, avec une connexion).
Investir le web comme un espace de crÉation
Colette Tron, spécialiste des rapports entre langage et médias, a pris la suite pour rappeler les enjeux à l’œuvre dans ces problématiques de création numérique (livre numérique, web, arts numériques) : la notion d’auteur n’y est pas simplement applicable à celui qui produit du contenu. Le créateur d’epub (comme le développeur d’un site), qui maîtrise le langage informatique, est lui aussi partie prenante du processus de création. La question de l’association d’une spiritualité à des objets technologiques se pose donc. Son corollaire est l’usage que nous faisons de ces espaces numériques. Colette Tron est d’avis que le web ne doit pas être laissé aux seuls marchands, ce qui implique de réussir à le pratiquer comme un espace public, investi par la création de savoirs et d’art.
Des outils pour créer des savoirs
Pour prolonger cette réflexion sur la création de communs sur le web, Vincent Puig de l’Institut de Recherche et d’Innovation a présenté certains des outils conçus par l’institut pour favoriser la contribution d’usagers à la création de savoirs (c’est-à-dire à la mise en commun de connaissances). Le logiciel « Lignes de temps » permet par exemple d’analyser des séquences de films en les annotant et de partager ces métadonnées avec un cercle choisi ou public. Le dispositif « Polemic Tweet » propose quant à lui de synchroniser les commentaires des participants d’un événement avec son enregistrement vidéo. L’enjeu étant de se réapproprier nos données grâce à des instruments dédiés, pour ne pas laisser les traces que nous semons sur internet aux seuls acteurs du champ économique, mais au contraire pour produire du savoir à partir de ces algorithmes dont on a souvent l’impression qu’ils gouvernent nos vies numériques. L’IRI travaille donc à la fabrication d’outils d’analyse pour fournir de la réflexion et du débat sur des pratiques artistiques amateurs ou improvisées.
Écriture numérique et expérience esthétique du monde
Dans l’après-midi, des artistes sont à leur tour intervenus. Matthieu Duperrex a apporté un regard critique qui a enrichi le débat. Cet artiste-philosophe-anthropologue fut le lauréat de la résidence d’écriture numérique de 2015. Son projet intitulé « Sédiment(s). Pour une poétique du delta industriel » se proposait de documenter et de narrer la vie dans les deltas du Mississipi et du Rhône, dans une approche géologique et littéraire, d’après une enquête « sensible ». Joint par Skype pour le séminaire, il n’a pas caché sa perplexité quant à l’avenir du livre numérique en format epub 3 (permettant d’animer les pages des ebooks), puisque ce dernier n’est lisible que sur le lecteur d’Apple iBooks. Ce qui effectivement limite sa diffusion, alors que le coût de sa conception reste élevé. C’est peut-être la raison pour laquelle Matthieu Duperrex situe sa pratique d’écriture numérique sur le web plutôt que dans le format clos de l’epub. Pour le projet Sédiments, il a choisi de laisser les traces écrites de son enquête sur le site du collectif Urbain trop urbain, le blog de La Marelle, les réseaux sociaux. Puis il en a fait une restitution sous la forme d’une performance qui a eu lieu à Montévidéo en février 2016. Matthieu Duperrex a ensuite rappelé que la création numérique se caractérisait par une hybridation des médias utilisés (web/print, texte/son, etc.), donc par des réemplois et un « partage du geste créateur ». Enfin, usant de l’allégorie platonicienne pour parler de notre environnement numérique, Matthieu Duperrex a affirmé qu’une « expérience esthétique du monde demeurait possible dans la caverne ». La pratique de l’artiste visant en effet selon lui à « rendre sensible et faire sentir ».
Multiplicité des voix et Écriture multiforme
Un point de vue que l’artiste Célio Paillard semblait partager. Membre du collectif L’Observatoire, en ce moment en résidence à La Marelle, ce dernier a exposé quelles intentions animaient leur projet : rendre compte, via une écriture numérique multiforme, de plusieurs ressentis et interprétations d’un paysage, perçu depuis un même lieu d’observation par plusieurs voix. Dans la soirée, une lecture croisée organisée entre ceux de L’Observatoire et ceux de L’Air nu (la radio littéraire numérique créée par Anne Savelli, Joachim Séné, Mathilde Roux et Pierre Cohen-Hadria) était programmée. On n’y a pas assisté, mais on vous renvoie à la page web créée à l’occasion de l’atelier « Déambulation littéraire » qui s’est tenu à la Marelle à la même période. Un autre exemple de croisement des pratiques et de rencontres artistiques fructueuses.
Rebonds
Une journée comme les Écrits du numérique a ceci de très bénéfique qu’elle permet à son public, dont nous étions, d’aiguiser un peu son esprit critique quant à ces problématiques de création de savoirs, de contribution, d’architecture du web et de gouvernementalité des données. Le regard des chercheurs et des créateurs est dans ces domaines une source d’inspiration pour un tout petit acteur comme Scripteo. Arpentant et pratiquant le web marchand, nous avons besoin de connaître ces enjeux pour agir en connaissance de cause. D’autant plus qu’à propos de la difficile articulation entre le web marchand et le web « public », il se passe des événements intéressants du côté de l’auto-édition. La communauté des auteurs indépendants tente en effet actuellement de se structurer pour se doter d’une plateforme qui regrouperait des infos sur leurs droits, et dans un second temps pour élire des représentants (lire à ce sujet les articles qu’IDBoox a consacrés à la Fédération des auteurs indépendants et à l’Alliance des auteurs indépendants francophones). On peut certes regretter que l’auto-édition s’articule essentiellement aujourd’hui autour de grands acteurs du web critiqués pour leur position hégémonique. Alors il faut aussi regretter que les acteurs du livre n’aient pas eu la volonté d’imaginer de nouveaux modèles inclusifs. Quoi qu’il en soit, ces démarches de revendication de positions communes et de création de ressources mutualisées sont bien la preuve que le secteur de l’auto-édition n’est pas le Far West fantasmé par certains. Enfin, de cette belle journée, on retiendra également que l’ADN des écritures numériques est leur diversité. Des gestes de création partagés sur des supports clos peuvent côtoyer des démarches d’écriture plus individuelles sur des espaces ouverts… Une diversité de possibles qui encourage à décloisonner les pratiques et les idées que nous leur associons. Car la complexité est moins problématique quand on prend le temps d’y réfléchir et de l’analyser.