L’Institut italien de Marseille organisait la semaine dernière une causerie avec l’écrivain vénitien Roberto Ferrucci, directeur de la collection de livres numériques « Collirio » (éditions Terra Ferma) et Pascal Jourdana, directeur de l’association marseillaise La Marelle, qui dirige la collection « Résidences » (en coédition avec Le Bec en l’air). L’occasion de présenter les collections bien sûr, mais aussi de rendre compte du contexte de fabrication et de diffusion de part et d’autre des Alpes, pour ces acteurs qui sont devenus éditeurs numériques sans passage préalable par le papier*.
« Collirio »/« Résidences »… lignes éditoriales :
Derrière une collection, il y a une vision, une orientation, des goûts aussi, bref, un projet. Celui de « Collirio » est simple : Roberto Ferrucci édite des textes d’écrivains dont il se sent proche. Mais pour lui, le numérique apporte en plus la possibilité d’éditer des livres hors format, comme L’Ombrello di steed e tutti gli altri racconti de P. Pallavicini qui compile en 750 pages des nouvelles publiées de 1997 à 2011 dans diverses revues ; ou des romans épuisés en papier, comme Malthus de D. Mainardi ou Cristo Ellettrico de L. Voce. On trouve ainsi dans « Collirio » une grande diversité de genres : romans, nouvelles, reportage (Lui, Président), texte d’opinion (Why always me ?), pamphlet (Il desiderio di non esserre piccolo), etc. Précisons enfin l’ouverture linguistique de la collection, où l’on trouve certains textes en italien et en français.
La collection « Résidences » quant à elle est née d’un projet plus « ciblé » : elle donne un prolongement, sous la forme d’objets multimédias, au travail de certains des écrivains reçus en résidence à La Marelle. La production est donc en lien avec un lieu, La Friche, qui offre lui-même « la possibilité de croisements artistiques », comme l’a souligné Pascal Jourdana. La première parution, Laisse venir, est le résultat de la coécriture par Pierre Ménard et Anne Savelli d’un voyage de Paris à Marseille, chacun proposant un itinéraire lié à des souvenirs personnels, illustré par des images de Google Street View. Le livre (qui n’en est donc pas un !) propose une lecture dynamique via une navigation libre et non linéaire qui reproduit la « virtualité de l’écriture ». L’innovation réside autant dans la conception (Chapal & Panoz) que dans l’appropriation d’outils technologiques utilitaires par les écrivains pour créer une nouvelle forme de narrativité et d’écriture.
Aides, circuits, difficultés
Il est intéressant de constater que chaque collection navigue dans un contexte différent, propre à son pays. Alors que le CNL apporte en France une aide financière à condition que l’ebook évolue dans la chaîne économique du livre (et non pas vendu en direct sur le site de La Marelle, par exemple), en Italie, les éditeurs ne disposent pas de ce genre d’aide à la création et doivent donc trouver des mécènes. « Collirio » a ainsi pu voir le jour parce que l’idée a séduit Grafiche Antiga, entreprise graphique propriétaire des éditions Terra Ferma et de la Tipoteca (musée de l’imprimerie). Est-ce à dire que la collection dispose de plus de liberté dans sa diffusion ? Pas forcément… Même si Roberto Ferrucci définit cette aventure éditoriale comme une opération culturelle et pas commerciale, les livres de la collection sont nécessairement et pragmatiquement présents sur les sites des grands acteurs du web (Amazon, Apple, Kobo) et la distribution a été confiée à Simplicissimus, un acteur lié à la chaîne du livre italienne. Mais bien que les deux collections sont ancrées dans un parcours économique et un marché, les ventes demeurent faibles. La faute, entre autres, à un prix moyen de l’ebook trop élevé en France (contrairement à l’Italie). Une autre raison, que les éditeurs présents n’évoquent qu’à demi-mot, pourrait être un rapport trop lointain avec la librairie, et donc avec la prescription (dans les deux pays). Pourtant, tous les libraires ne se désintéressent pas de la question, ainsi Pascal Jourdana a salué le travail de la librairie L’Alinéa à Martigues. Et lorsque Roberto Ferrucci a évoqué le projet de vendre des cartes postales en librairie avec un code permettant le téléchargement, Jacques Aubergy, éditeur et libraire marseillais (L’atinoir) présent dans la salle, a montré un vif intérêt pour ce dispositif (beaucoup moins coûteux qu’une borne en magasin).
le Papier et le numérique en concurrence ?
Probablement pour affirmer son attachement à la librairie indépendante et à l’édition traditionnelle, Roberto Ferrucci a insisté sur son souhait de ne pas faire de l’édition homothétique, qu’il perçoit comme concurrentielle du papier et redondante. Il axe donc sa réflexion sur ce que l’édition numérique a à offrir spécifiquement (ce qui est diplomatique mais qui sous-évalue un peu ce qu’elle peut proposer d’accès et d’usages nouveaux, au-delà du contenu). Mais comme l’a rappelé Pascal Jourdana, les « modèles économiques se côtoient » et « des ponts existent » : impressions papier d’ebooks pour la vente en librairie (Publie.net), ventes couplées papier-ebook (Bragelonne), coédition comme c’est le cas pour « Résidences » (avec le Bec en l’air) ou encore impression en collaboration avec la Tipoteca pour certains titres de « Collirio » (prochainement)…
Promouvoir : le nerf de la guerre
La discussion s’est clôturée sur la question de la promotion, primordiale selon les intervenants pour expliquer les ventes encore faibles. Tout d’abord, la critique littéraire professionnelle ignorerait la création littéraire numérique. Certes. N’est-ce pas aussi que l’édition numérique, par essence ou mimétisme, résonne mieux sur le web (blogs, webzines, etc.) ? Les éditeurs ont aussi souligné la nécessaire implication des écrivains sur les réseaux sociaux mais précisé que certains n’en ont pas le goût ou n’en sont pas usagers (effectivement, tout le monde n’a pas l’habileté d’un Martin Page, par exemple). Enfin, l’idée de venir parler en librairie des textes (certes numériques, mais avant tout littéraires) a été proposée par Roberto Ferrucci.
À suivre…
Une chose est sure, « Collirio » et « Résidences » sont portées par des éditeurs inspirés qui ont le goût de l’innovation et de la littérature et il faudra suivre le cheminement de ces collections aux identités affirmées et aux propositions stimulantes.
* La Marelle publie par ailleurs depuis un an une revue papier intitulée La Première chose que je peux vous dire.